Entretien conduit par Aymen Hacen
Né en 1975, Walid Soliman est titulaire d’un DEUG d’anglais de la faculté des Lettres de
Quatre sur les neuf nouvelles publiées dans Sa‘at Einstein al akhira (La dernière heure d’Einstein) contiennent des exergues, mais les auteurs cités — Nabokov, Beckett, Camus et Joyce — sont cités chacun dans sa langue, qu’est-ce que cela veut dire ? Que le traducteur a peur de dénaturer les textes qu’il aime ? N’est-ce pas paradoxal quand on apprend que le nouvelliste Walid Soliman est lui-même traducteur ?
Quand on écrit, on établit un dialogue avec nos écrivains préférés. Ainsi, les exergues peuvent être vus comme des indices qui aident à la déconstruction des textes. Je tiens aussi à souligner que le choix de ces citations n’est pas aléatoire, car elles font partie de la genèse de ces nouvelles. Et j’oserai dire que la lecture de mes nouvelles sera dénaturée si on ne tient pas compte de ces exergues. Quand je me mets à écrire une nouvelle, j’oublie que je suis traducteur. En effet, je veille à ce que les deux activités soient distinctes, et ceci explique peut-être le fait que les citations soient dans la langue d’origine.
«Dedalus» est la première collection publiée par vos éditions. Celle-ci a publié à ce jour six livres dont trois recueils de nouvelles et deux livres de poésie, et enfin un recueil d’essais de Mario Vargas Llosa. La diversité des genres est-elle annulée par l’unité des thèmes ? Pourriez-vous nous expliquer vos choix éditoriaux ?
Je peux résumer les grandes lignes de notre politique éditoriale en trois éléments : d’abord, la traduction de textes de qualité venus de divers horizons; ensuite, l’ouverture sur les autres pays arabes avec qui on a la langue arabe en commun ; enfin, la découverte de nouveaux talents, surtout en Tunisie. Ainsi, la collection qu’on a déjà mise en place, à savoir « Dedalus », et les collections en cours de préparation s’inscrivent dans cette politique-là. A noter aussi qu’on prépare actuellement une nouvelle collection qui verra le jour bientôt et qui sera en langue anglaise. Ce projet, je l’espère, comblera une grande lacune en Tunisie, puisqu’on n’a pas jusqu’à ce jour de collections en langue anglaise bien qu’un grand nombre de Tunisiens parle cette langue et veuille la pratiquer. Je crois aussi qu’en tant que maison d’édition, on a le devoir de traduire notre littérature de qualité et la présenter aux lecteurs étrangers qui veulent découvrir notre culture.
Par ailleurs, nous n’avons pas de préférence pour un genre particulier. Nous traitons à égalité tous les genres. Cependant, nous sommes très exigeants en ce qui concerne la qualité des textes publiés. Idéologiquement, nous nous attachons à un certain nombre de valeurs qui reflètent notre vision et parmi lesquelles on peut citer : l’ouverture d’esprit, la diversité, la tolérance et l’esprit critique…
Vos livres présentent au lectorat tunisien de vrais bijoux littéraires qui sont publiés dans un petit format, agréable et malléable, comme si l’objet livre, lui-même neuf, était destiné dans sa totalité à un public neuf. Quel public visez-vous?
Je crois fermement qu’il est temps de s’adresser à un nouveau public tunisien avec une nouvelle écriture et de nouveaux choix éditoriaux. Néanmoins, je suis conscient que la tâche ne sera pas facile, surtout au début. Il faut du temps pour s’imposer et pour imposer une nouvelle sensibilité qui rompt avec une tradition littéraire qui se trouve dans une impasse. Je crois aussi qu’il ne faut pas toujours s’en vouloir au public qui boude notre littérature. Car ce public est très exigeant et fait la différence entre la bonne et la mauvaise littérature. Ainsi, notre mission est de fidéliser un lecteur averti qui s’intéresse plus à la qualité et à l’originalité littéraire qu’au tapage médiatique. Une fois on a gagné la confiance de ce lecteur, on peut permettre aux nouveaux talents littéraires d’émerger.
D’autre part, je crois aussi que les programmes scolaires doivent s’adapter, car les temps changent et les titres programmés ne changent pas. J’espère que les responsables dans ce domaine seront plus sensibles à l’effervescence que connaît notre vie littéraire, parce que l’espoir est dans les nouvelles générations. L’école est le meilleur environnement pour préparer les lecteurs du futur.
Votre travail de traducteur empiète-t-il sur votre travail d’écrivain ? Quel rapport voyez-vous entre la traduction et la création?
Je crois que la traduction est une activité très enrichissante pour un écrivain. Quand on traduit, on apprend à soigner son style et son langage. Il y a une complémentarité intéressante entre ces deux activités. Dans mon cas, je ne peux traduire un texte littéraire que par amour. Il faut aussi que chaque traduction soit justifiée, c’est-à-dire que chaque nouvelle traduction s’inscrit pour moi dans un projet global.
J’ai dit une fois dans un entretien que le dénominateur commun entre la traduction et l’écriture est l’amour des mots. En outre, il existe une dimension ludique dans l’écriture et la traduction qui fait que la pratique simultanée de ces deux activités ressemble à un jeu de miroirs. J’écris pour découvrir en moi des voix insoupçonnées. Et je traduis pour établir un dialogue avec les voix d’autres écrivains. Donc, on est dans une logique de dialogue.
Les nouvelles dont est composé Sa‘at Einstein al akhira (La dernière heure d’Einstein) témoignent d’une grande diversité thématique et stylistique. Il y a du réalisme classique, du réalisme mythologique à la manière de Gabriel Garcia Marquez et de Julio Cortázar, de l’érudition à la manière de Jorge Luis Borges, de l’onirisme comme dans « Place Jean Genet » où le « déjà-vu » semble être le thème de la nouvelle, etc. Cela veut-il dire que vous cherchez encore votre voie ou est-ce un choix d’écriture qui va se perpétuer dans vos livres à venir ?
Un écrivain cherche toujours sa voie, car toute écriture sérieuse ne peut être qu’une quête perpétuelle. Ainsi, dans chaque nouveau texte, j’essaye d’explorer une nouvelle région de la création littéraire. Chaque nouvelle de Sa‘at Einstein al akhira (La dernière heure d’Einstein) constitue un exercice de style différent, car la nouvelle est un art renouvelable et vivant qui nous offre des possibilités infinies. En même temps, je ne cache pas l’influence de la littérature latino-américaine dans mon écriture et surtout ce qu’on appelle le réalisme magique tel que représenté par l’œuvre de J.- L. Borges, G. G. Marquez, M. V. Llosa et Julio Cortázar. Mais cette influence n’est pas une imitation aveugle. Un écrivain doit digérer les différentes influences et chercher sa voix/voie propre.
Je voudrais offrir au public tunisien la préface que le grand écrivain péruvien Mario Vargas Llosa lui a adressé :
A mes amis Tunisiens inconnus
Je suis très content que mon premier texte qui vient entre vos mains soit cette collection d’essais sur une poignée de livres admirables que, j’en suis sûr, plusieurs d’entre vous ont lus. Ainsi, ces essais démontrent que, malgré la distance qui nous sépare et malgré notre appartenance à deux cultures différentes, il existe entre vous et cet écrivain que je suis des liens profonds et inébranlables. Par exemple, notre amour pour les grands romans qui nous ont enrichi la vie et qui nous ont fait rêver, nous dédommageant des revers et des frustrations que nous inflige, parfois, la réalité quotidienne.
Ces essais sont, avant tout, un acte d’amour et de reconnaissance envers ceux qui, grâce aux livres qu’ils ont écrits, m’ont permis de vivre, envoûté par la lecture, dans un monde beau, cohérent, surprenant et parfait, grâce auquel j’ai pu mieux comprendre le monde dans lequel je vis et percevoir tout ce qui lui manque pour être comparable à ces univers merveilleux créés par la grande littérature. Ceci est également l’une des fonctions des bons romans : réveiller en nous l’esprit critique devant la réalité dans laquelle nous vivons et nous stimuler à agir pour la corriger et l’améliorer.
Pourvu que ces textes incitent un nombre de mes lecteurs tunisiens à lire ou à relire, s’ils les ont déjà lus, ces beaux romans qui figurent parmi les meilleurs qui ont été produits au cours du XXe siècle, ce siècle des grandes catastrophes politiques et des guerres atroces, mais aussi des créations formidables de l’esprit.
Lima, le 23 décembre 2008
Mario Vargas Llosa
Source:
Journal "
Supplément Littéraire du 16 mars 2009